Fiat tripalium: L’invention du travail (1)

A l’origine un instrument de torture à trois pieux (Tripalium), le mot travail a dérivé tout au long des siècles. Tout d’abord inexistant, puis méprisé, le travail a été au cours du dernier millénaire de plus en plus valorisé jusqu’à servir de base de l’évaluation de la richesse, aussi imparfait qu’une telle approximation puisse paraitre. Une fois que le temps fut de l’argent, et vice-versa, le travail devint la mesure de l’existence et de sa réussite. Une histoire condensée de l’invention du travail et ses conséquence sur nos modes de pensées.

L’oisiveté citoyenne

Le travail n’a pas toujours existé tel que nous le concevons aujourd’hui, il est en fait le fruit d’une progressive construction, fruit d’une réflexion intense, avec souvent l’objectif de faire naitre la paix et la prospérité des hommes.

L’excellent livre de Dominique Méda Le travail une valeur en voie de disparition démontre avec une grande justesse que le travail nait au XVIIIe siecle après une longue et lente gestation. Chez les grecs, le « travail », loin d’être au fondement du lien social, est assimilé aux tâches dégradantes et n’est nullement valorisé. On trouve en Grèce des métiers, des activités, des tâches, mais certainement pas le travail tel que nous l’entendons aujourd’hui. Ces activités sont d’autant moins valorisées qu’elles sont pour les plus riches délégués à des esclaves (la logique inverse étant également exacte ). Pour Aristote, qui légitime ainsi indirectement l’esclavage, on ne peut participer à la gestion de la cité et se dédier aux humanités si l’on est soumis à la nécessité.

Poterie Grecques montrant des Esclaves agricoles – British Museum

La séparation entre l’otium (loisirs) qui est l’apanage des citoyens et le labor des artisans, des agriculteurs et des esclaves est tout à fait fondamental et perdurera dans l’empire Romain. L’arrivée du christianisme ne changera pas cette non valorisation du labor car l’activité terrestre se doit d’abord d’être consacrée aux choses religieuses. Au passage du millénaire toutefois, avec l’arrivée de systèmes de production plus productif disposant de la charrue, la révolution agricole du moyen-âge entrainera une modification intéressante du terme labor (qui donnera labourer) qui maintenant se focalise sur toutes les activités tournant autour du travail agricole. C’est un tournant important qui explique probablement qu’à la naissance de l’économie au XVIIIe siècle, la première théorie de la richesse construite par les physiocrates voyait dans l’agriculture la seule activité humaine productive, les autres étant de fait parasitaires.

L’invention du travail

Le vrai tournant se situe probablement par le livre d’Adam Smith dans Recherches sur les causes de la richesse des nations. Donnant le travail comme étalon des échanges et de la valeur, il devient la pièce centrale de la prospérité des nations. Il définit tout d’abord la valeur travail comme le temps consacré à une activité et l’habilitée de son exécution. Cette dernière étant très dur à évaluer, c’est désormais le temps de travail qui devient l’étalon de la richesse, qui se confond (bien heureusement) avec l’argent.

Melting Clock – Salvador Dali

La richesse devient donc mesurable et permet de fonder des règles calculables sur les échanges entre les hommes. Cette décision basé sur une définition subjective de la valeur travail va construire l’économie telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le système économique sera bouclé par une réduction de la richesse liée à la création d’objets matériels. Thomas Malthus résume très bien ce choix:

« J’appellerai richesse les objets matériels nécessaires, agréables ou utiles, et qui sont volontairement appropriés par les individus ou les nations aux besoins qu’ils éprouvent. La définition ainsi limitée contient presque tous les objets que nous avons ordinairement en vue en parlant de la richesse. […] Un pays sera donc riche ou pauvre, selon l’abondance ou la rareté des objets matériels dont il est pourvu, relativement à l’étendue de son territoire »

La richesse d’une nation, réduite aux objets, est donc conditionnée au temps dédié au travail productif de ces mêmes objets. Cette analyse mécanique de la richesse est le résultat d’une époque particulière qui, tout en cherchant à se rendre « comme maître et possesseur de la Nature » par la compréhension scientifique essaye par le « doux commerce » de pacifier les relations entre les hommes et éviter la guerre de tous contre tous, qui avait gouverner les guerres civiles du XVIIe siècle.

Je travail donc je suis

L’autre moment important est la révolution Hegelienne. Pour Hegel, « le travail est l’activité spirituelle par laquelle l’esprit s’oppose un donné extérieur pour se connaitre lui-même, s’invente en quelque sorte des obstacles extérieurs pour s’obliger à dévoiler ses potentialités » [Méda]. En d’autres termes, l’homme se réalise par le travail en s’opposant avec la nature et la matière. Ce travail effectué est alors l’image de qui l’on est, renvoyée à l’autre par la création ainsi obtenue. Le moment logique est solennel puisque désormais le travail dit ce que nous sommes.

La valeur Travail par Domnique Méda – Extrait d’une conférence sur le travail et la famille pour l’Université de tous les savoirs

La réalisation de soi et l’existence sociale passe donc désormais par le travail qui doit se faire le témoin des créations de chacun. Bien sur, Hégel ne pense pas au travail-effort lorsqu’il décrit ce type de travail, mais un travail intellectuel. La réalité gardera toutefois cette transcendance et Marx se fera l’écho en donnant au travail-effort une portée de réalisation collective historique. En effet, le travail est certes aliéné mais il peut, si ses fruits ne sont plus accaparés, devenir la condition suffisante pour réaliser la société d’abondance, de justice et d’égalité.

Etoile de Héros du Travail Socialiste – 1939

La lutte pour l’existence passera donc avant tout pendant le XIXe et le XXe siècle par des luttes autour du travail. La richesse étant du temps de travail volé par les détenteurs du capital la lutte s’est surtout cristallisé sur la frontière du temps de travail entre patrons et ouvriers. Progressivement, le travail s’est donc établis comme une valeur centrale des préoccupations humaines, devenant ce que Mauss appelle un « fait social total ». A ce titre, la sémantique actuelle est fort révélatrice. En effet, on dira « le temps libre » en opposition au temps travaillé.

Les premiers congés payés – Henri Cartier-Bresson

Si l’on fait une sorte de bilan on observe une contradiction difficile à dépasser dans l’agrégation gigantesque de problématiques au sein du concept de « travail ». D’un côté, avec Aristote, on apprend avec un certaine évidence que pour pouvoir se réaliser il faut pouvoir s’échapper des contraintes du « travail », mais d’un autre côté le travail nous définis en tant que personne. La seule issue aujourd’hui pour être libre est de s’échapper du travail par son travail. D’une façon caricaturale, la figure actuelle de l’homme libre serait Bill Gates qui en réussissant dans son travail a ensuite profiter de sa richesse pour s’occuper de l’humanité.

Nous verrons dans les prochains articles à venir comment on peut sortir de ce cycle absurde qui voudrait que seul le travail pourrait nous libérer du travail. La critique du travail, particulièrement active dans les années 70, semble pouvoir revenir en force dans un monde où toujours autant sacralisé, le travail en a pourtant perdu beaucoup de ses attributs d’intégration, de stabilité sociale et de réalisation de soi. Se pose alors la question de changer une nouvelle fois notre conception de la valeur travail.

3 Commentaires

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3 réponses à “Fiat tripalium: L’invention du travail (1)

  1. Spéciale dédicace aux jeunes de l’UMP : « Parce que nous croyons au mérite, qui seul légitime les ambitions, au travail sans lequel on ne fait rien de sa vie. »

    Cliquer pour accéder à tractabnv.pdf

  2. Pour en savoir un peu plus sur le travail et sur le chômage :
    1 – Travail, chômage et choix de société
    http://travail-chomage.site.voila.fr/index2.htm
    L’importance du travail et du chômage résultent d’un choix de société. Le chômage réel doit tenir compte de l’invalidité, du temps partiel, des pré-retraites et autres artifices pour diminuer le chômage officiel dans les statistiques, de moitié ou plus.
    Le chômage réel peut disparaître en diminuant fortement la durée du travail et en développant la formation pour les emplois socialement utiles.

    Actuchômage
    http://www.actuchomage.org
    Le premier portail d’information et d’échange sur le chômage et l’emploi.
    Actualités de l’emploi et du chômage. Forums généraux et spécialisés, tous en relation avec le chômage, l’emploi, l’économie.

  3. Pingback: Travailler moins pour vivre mieux : l'arpent nourricier

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