Vivre d’herbe et d’eau fraiche: un exemple concret de décroissance

Ce qui manque à la décroissance, ce sont des expérimentations concrètes qui montreraient qu’elle est un système économiquement, socialement et écologiquement viable. Le véritable modèle de la décroissance c’est l’économie de l’économie. Au cours d’une étude dans le pays de Caux en Normandie, nous avons avec plusieurs amis développé un projet agricole où moins produire veux dire mieux vivre à tout point de vue.

Le pays de Caux et l’élevage laitier

La Normandie est une région d’élevage, il s’y rencontre parmi les plus beaux pâturages de France. La conjonction d’une bonne pluviométrie et de températures douces toute l’année permet la pousse de prairies d’une qualité exceptionnelle. En lien avec cet agro-écosystème particulier, la vache Normande est connue pour ses excellentes qualités laitières et ses aptitudes maternelles. Assez rustique, elle produit un lait de haute qualité, qui permet l’élaboration de fromages qui sont exportés aux quatre coins du monde. Le pays de Caux, auquel nous allons nous intéresser, est plutôt resté fameux pour son beurre et sa crème, même si aujourd’hui cette activité sous son aspect traditionnel a pratiquement disparu.

home_cow-nbLa vache Normande – Image d’Épinal du Mont Saint Michel

Le pays de Caux est formé d’un plateau crayeux, donnant directement sur la Manche. Ce bord de mer magnifique est bordé de remparts blancs, où la mer lance chaque jour ses assauts. La côte d’albâtre est le nom de la ligne de front où la terre et l’eau s’affrontent depuis des siècles. Sa tête de pont la plus célèbre est la fameuse falaise d’Etretat qui se tient fièrement contre vents et marées. Ce plateau est parcouru du Sud au nord par des rivières qui ont creusées quelques vallées à fond plat sur une centaine de mètre.

la-cote-dalbatre-panormiqueLa côte d’albâtre

Aujourd’hui, sur les plateaux qui surmontent cette vallée, on trouve pour simplifier de grands cultivateurs de pomme de terre (les patatiers) et des éleveurs, laitiers pour la plupart. Traditionnellement, l’habitation est le clos-masure entourée de ses haies de hêtres et accueillant en son sein potager, verger, mare, maison et bâtiments agricoles. Cette particularité paysagère trouve sa source dans la possibilité d’isoler une partie des terres de la pâture commune, autrefois pratiquée. Avec l’arrivée de la mécanisation et de l’agrandissement des parcelles tout au long de la deuxième moitié du XX siècle, les haies ont été démembrées pour laisser peu à peu un paysage d’openfield (champ ouvert) où l’arbre s’est fait de plus en plus rare. Ce phénomène a certes apporté des niveaux de productivité très élevés, mais a eu également comme conséquence, en dehors du fait de faire perdre à cette région son aspect typique avec ses talus Cauchois, de provoquer des problèmes écologique graves.

L’histoire du pays de Caux

Le système laitier traditionnel comptait de petites exploitations, souvent en fermage des châtelains qui avaient fait fortune dans l’industrie drapière. L’activité laitière, essentiellement organisée autour de la race normande et des pâturages produisait du beurre et de la crème. Les paysans disposaient d’un cheval pour la charrue, qui était apparue dans cette région de manière précoce. L’assemblage de tout ces labours faisait un paysage de « champs ouverts et morcelés » pour reprendre l’expression de Marc Bloch. Les pentes des bassins versant étaient, du fait de leur difficulté d’accès et donc de labourage, laissées à la foret. Par le morcellement des parcelles et des labours, par la couverture forestière des flancs de vallées et la présence massive de l’arbre dans les talus qui bordaient les clos-masure, les pluies qui tombaient en abondance, en particulier pendant l’automne, étaient contrôlées et on avait jamais vu une inondation dans les vallées, là où se concentrait l’essentiel des bourgs.

La situation actuelle

Aujourd’hui, une exploitation agricole laitière typique de cette région est constituée d’un troupeau d’environ 50 vaches laitières (Normandes et Prim’Holstein), d’une trentaine d’hectares de prairies permanentes qui entoure le clos-masure. La culture du lin et la betterave sucrière restent des cultures de rente importantes, surtout le lin, culture typique de cette région.

Le maïs, introduit dans les années 70 et remplaçant les prairies temporaires, est désormais inclus dans la sole de ces éleveurs. Ce fourrage permet d’effectuer un ensilage hautement énergétique et facilement conservable à portée des étables, ce qui augmente ainsi notablement la production laitière des vaches qui en sont nourries. De même, l’introduction du soja outre-atlantique dans la ration des bovins, apporte un complément protéique et énergétique qui fera cracher du lait aux pis à quatre pattes. En parallèle, et à l’image de toute l’histoire agricole française, la course à la productivité est féroce et les disparitions des agriculteurs les moins performants provoque l’exode rural et l’agrandissement des exploitations et des parcelles. On voit donc apparaitre de très grands champs labourés dans le même sens, des cultures de maïs jusque sur les pentes des bassins versants, là où il y avait autrefois plus souvent l’arbre. Ce même maïs, laisse les champs nus lorsque les intenses pluies automnales arrivent. Enfin, l’intensification en intrant de la production agricole affaiblie la structure du sol qui en devient ainsi plus sensible à l’érosion. Tout ces phénomènes conjugués provoquèrent de nombreuses inondations et des coulées de boues. En effet, de longs labours dans le même sens sont des autoroutes où l’eau de ruissellement acquière une grande vitesse et emporte du sol. La disparition de l’arbre, naturel stabilisateur de sol et grand puiseur d’eau a augmenté encore plus le phénomène. Enfin, un sol nu sur les pentes où arrivent ces eaux chargées de terre et qui n’ont rencontrés que peu d’obstacle expliquent l’ampleur de la perte de sol par érosion. Les agriculteurs ont vu alors « les pierres monter à la surface » de leurs champs sans réaliser que c’était leur sol qui foutait le camp…

Houston, on a du Maïs

Lorsque nous sommes arrivés dans cette zone, les collectivités locales ne pouvant remettre en cause le système productiviste, pratiquaient la technique du rafistolage pour éviter les phénomènes visibles des coulées de boues, le sommet de l’iceberg. Avec un succès limité, et à grand frais de bétonnage pour contrôler les couloirs majeurs d’écoulement, on tentait de calmer les caprices éternels de la nature.

mais2Zea Mays

Certains agriculteurs, parmi les plus engagés, pratiquent aujourd’hui une agriculture différente. Conscient de certain des problèmes cités ci-dessus et décidés à y faire quelque chose, ils se sont lancés il y a quelques années dans un système entièrement herbagé: plus de maïs, plus de soja. L’herbe a plusieurs avantages énormes, elle couvre d’abord le sol toute l’année, limitant ainsi l’érosion, fournit une alimentation de très bonne qualité pour les vaches qui fournissent en retour du lait particulièrement riche.

Problème, sans maïs, les niveaux de productivité sont beaucoup plus faibles en terme de litres de lait traits par vache. Donc qui dit moins de production, dit moins de revenu. Pas viable, point!

Produire moins pour vivre mieux

Persuadé également de cette logique implacable, notre frêle groupe d’élèves ingénieur que nous étions alors décida quand même (quel toupet!) d’évaluer concrètement l’efficacité économique de ce système où les vaches seraient nourries simplement à l’herbe, comme ça, juste pour voir…

Après moult calculs, les étonnants résultats arrivèrent. Un agriculteur gagnerait 10 000 Euros de plus par an en oubliant maïs et soja pour se mettre à l’herbe. Tout simplement, les économies gagnés en moindre consommation de maïs et de soja (chèrement importé du brésil) compensent largement les pertes en moindre production de lait. Ce bénéfice économique est à ajouter aux bénéfices difficilement mesurables, de vaches qui sont en meilleur santé car nourries avec une alimentation plus en accord avec la physiologie de la vache, de moindre érosion et de moindre travail.

Mais pourquoi un tel système n’est-il pas plus développé? Il y a pour cela plusieurs raisons. Tout d’abord, le résultat principal de cette étude est en totale opposition avec au moins un demi-siècle d’idéologie du productivisme où plus c’est toujours mieux. Pour beaucoup d’agriculteurs, il est contre intuitif de se dire que produire moins c’est gagner plus d’argent. Il est vrai que l‘économie de l’économie est encore loin d’être la règle. De plus, dans cette région, les institutions n’appuient pas ce genre d’initiative, où l’idéologie du productivisme et le lobby très puissant du maïs sont bien implantés. En conséquence, les agriculteurs trouvent également peu de techniciens qui sauraient les informer sur la bonne gestion des pâturages (équilibre entre les différentes espèces introduites, fertilisation, sur-semis…). Enfin, l’herbe n’étant pas soutenue par la PAC, au contraire du maïs qui est lui subventionné, le système herbagé, s’il est plus autonome, semble pour beaucoup d’agriculteurs un pari aventureux.

Conclusion

Pour moi, cette étude fut une vraie découverte, celle qui consistait à prouver que des modes de productions qui s’échappent du toujours plus peuvent être rentables et écologiques. Une politique publique de la décroissance est donc possible en appuyant ce type de changement. Si une moindre consommation signifie de meilleurs revenus, il est naturel que les producteurs s’y orientent. De mes expériences au contact des agriculteurs, je tendrais à croire qu’ils seraient les premiers ravis de ne plus être vu comme des pollueurs qui détruisent et méprisent la nature. Les publicitaires ne seraient aussi plus obligés de mentir, car les vaches seraient effectivement nourries à l’herbe.

Un autre résultat majeur est celui de constater que ces systèmes efficaces ne sont plus intensifs en intrants, mais en connaissance. L’économie de l’économie est une question de savoir-faire bien sur, mais aussi d’autonomie par rapport au savoir (observer, analyser, comprendre, résoudre). Il est clair que nos agriculteurs aujourd’hui ne sont pas choisis dans ce but, la société se contentant de travailleurs qui appliquent les systèmes techniques décidés par le haut.

Un dernier point qui est important également, est de savoir qu’en plus d’être un développement qui est positif au niveau de l’économie d’une exploitation individuelle, un tel projet correspond à un bénéfice net pour l’intérêt général de la nation.

Pour ceux qui aimeraient aller plus loin, je tiens à dire que cette étude, avec tous les détails techniques et économiques, est à libre disposition ici. On trouvera aussi des histoires semblables dans les livres d’André Pochon, un agriculteur breton qui après avoir réalisé les dérives du productivisme n’a cessé d’en montrer les contradictions et de proposer des alternatives. Enfin, sortira en Janvier un film documentaire « herbe » sur ces pratiques décrites plus haut. On y retrouvera notamment l’ami Pochon.

5 Commentaires

Classé dans Agriculture, Economie

5 réponses à “Vivre d’herbe et d’eau fraiche: un exemple concret de décroissance

  1. Hadrien

    Merci de contribuer à poser les fondements économiques et agricoles de la décroissance.

    Continuez comme ça !

  2. Bonjour,

    Je n’arrive pas à lire les  »détails techniques et économiques ». Word refuse de l’ouvrir en me demandant une feuille css.css. C’est dommage parce que ça m’intéresse pas mal.

    Marcus

  3. karmai

    Bonjour Marcus,

    Je ne sais pas comment vous aider. J’ai essayer sur un ordinateur externe, et le document en .doc est disponible, je n’ai pas vu de .css.

    Ce que je peux fait c’est vous envoyer le document directement sur votre boite mail si vous le desirez.

  4. Je veux bien, merci !
    Je ne comprends pas pourquoi ça ne marche pas chez moi.

    Marcus

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